Il y a 60 ans se jouait à Alger l’une des pages les plus sombres de l’État français : le massacre de la rue d’Isly.
Quand l’armée française tire sur des manifestants pacifistes en faisant 87 victimes et plus de deux cents blessés, ne s’agit-il pas d’un assassinat d’État ?
« Quatre-vingt-sept Français tués dans le dos par des balles qui se voulaient françaises. Tous les témoins s’accordent à dire que le feu a duré plus de trois quarts d’heure et c’est beaucoup pour un réflexe que l’on voudrait nous faire croire d’autodéfense de la part du service d’ordre. (extrait du site officiel « www.Alger26mars1962.fr » à la mémoire de Philippe Gautier et des morts du plateau des Glières) »

Extrait de mon roman « Le soleil blanc du silence » qui paraîtra courant 2022.
Rue d’Isly, 26 mars 62, 14 h 50. Lieutenant Daris Alhouche.
Deux coups de feu viennent de claquer plongeant soudain la foule dans un étrange silence.
Moi, lieutenant Alhouche, commandant le premier barrage situé devant l’agence Havas au 57 de la rue d’Isly, j’affirme que des tirs en feux croisés sont partis de l’immeuble d’en face, au deuxième étage du 64 rue d’Isly, mais également depuis l’immeuble de la Warner Bros qui fait angle avec l’avenue Pasteur. Et pourtant, depuis ce matin les terrasses des immeubles bordant la place de la poste, et notamment celles donnant sur l’espace Isly-Pasteur-Chanzy-Bugeaud-Lelluch, sont occupées par l’armée. Comment un tireur isolé a pu y prendre position ? Pour moi, c’est incompréhensible.
Appelé en renfort, le lieutenant Dupont-Saint-Gil encadre le second barrage de tirailleurs à l’angle de la rue d’Isly et la rue de Chanzy. Et, dans la panique générale, alors que la fusillade se poursuit sans fin dans un vacarme infernal, je vois précisément le lieutenant interpeller à plusieurs reprises son caporal. Il lui désigne le balcon du quatrième étage d’un immeuble de la rue Alfred-Lelluch où une arme automatique – au moins de type FM AA52, et peut-être plusieurs, difficile à dire – tire également en enfilade dans la rue de Chanzy. Les balles crépitent, touchent l’unique voiture en stationnement dans la rue de Chanzy, puis ricochent sur les murs et criblent les civils en train de se réfugier dans les immeubles et les magasins de la rue d’Isly. Les vitrines explosent sous les impacts des balles et des éclats de verre rejaillissent tout autour. Le caporal Mezaiddine repère la fenêtre d’où sont partis les coups de feu, empoigne son FM et tire une salve en direction de cet étage.
À ce moment-là, les tirailleurs algériens que je commande, positionnés sur le premier barrage entre l’agence Havas et Wagon-lit Cook, se mettent brusquement à tirer droit sur la foule. Je reste stupéfait, abasourdi par ce que je vois. De plus en plus acculés et totalement paniqués, mes hommes se livrent à une folie meurtrière. En quelques secondes, des corps tombent les uns après les autres devant le Crédit Foncier, hachés par les rafales de PM. Ceux qui en réchappent poursuivent leur fuite vers la Grande Poste.
— Halte au feu ! ai-je beau hurler, mais rien n’y fait.
— Pitié ne tirez plus ! crie-t-on un peu plus loin.
Mais les tirs continuent impitoyablement.
— Halte au feu ! Halte au feu ! crié-je à nouveau pour faire cesser cette hystérie destructrice.
— Halte au feu ! Arrêtez ! répète inlassablement un autre gradé.
Mais les tirs persistent. Des manifestants pris de panique et cherchant désespérément un abri se ruent vers les portes cochères n’ayant d’autre choix qu’enjamber les corps. Plus loin, des déflagrations retentissent. Ici, encore des claquements sonores de fusils mitrailleurs.
— Halte !
— Arrêtez ! s’écrie encore un sous-officier d’une voix horrifiée. Halte au feu !
— Haalteeeee auu feu ! Mon lieutenant ! Un peu d’énergie mon Dieu ! me supplie désespérément le sergent-chef Douchez qui se tient à mes côtés au niveau de l’agence Havas.
— Halte au feu ! hurlé-je alors jusqu’à l’épuisement, la voix bouleversée.
Mais j’ai beau supplier, rien ne semble pouvoir arrêter ce désastre. Moi, lieutenant Daris Alhouche, vivant parmi les morts, me voici parmi tant d’autres témoin de la tragédie de la rue d’Isly. Je ferme les yeux. Pour ne plus voir l’horreur. Je voudrais prier. Mais quel Dieu implorer ? Aucun. Alors je ferme les yeux, pour ne pas pleurer.
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